LomoWomen : Défier les représentations avec SheGazes

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Vous avez peut-être déjà croisé la photographe Caroline Ruffault au fil des pages du Magazine Lomography, elle avait partagé avec nous ses clichés créatifs. Aujourd'hui, nous nous entretenons avec Caroline à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes. En 2021, cette journée a pour thème #ChooseToChallenge et, c'est avec son magazine SheGazes, que Caroline relève le défi de questionner l'image photographique et met ainsi au défi notre société et ses représentations des femmes.

Photographies prises par Caroline Ruffault.

Bonjour Caroline, pourrais-tu nous présenter ton projet SheGazes ? Pourquoi as-tu ressenti le besoin de créer ce magazine ?

SheGazes est un artzine qui parle de la représentation des femmes dans la photographie. En 2016, j’habitais Austin au Texas, une ville bouillonnante, avec une grosse scène artistique. Je faisais sans doute mes premières photos pour une marque de vêtement et la modèle plutôt nature, un peu Jean Seberg, me faisait sans cesse une bouche en cul de poule. Je me suis demandée pourquoi elle se mettait dans la position d’être désirée et pourquoi, moi-même en temps que photographe, je pouvais aussi vouloir prendre en photo des filles en position d’être désirées. Au même moment, un essai que j’avais étudié en école de cinéma pendant mon année d’Erasmus à Liverpool m’est revenu en tête. Il était déjà très connu dans les pays anglo-saxons mais beaucoup moins en France, c’est Visual pleasure and narrative cinema de Laura Mulvey. Elle décrit le processus du male gaze (regard masculin) à travers l’étude de films hollywoodiens. J’ai réalisé que ce male gaze n’existait pas seulement au cinéma mais aussi dans la photographie, la littérature…
Une fois que j’ai commencé à réfléchir à la dimension politique des images, je me suis rendue compte que c’était compliqué de prendre une femme en photo sans la sexuer. En rentrant en France en 2017, j’ai un peu copié mes amis américains et j’ai créé SheGazes pour pouvoir montrer d’autres images de femmes et aussi pour faire prendre conscience aux femmes et aux photographes qu’il y a toute une idéologie derrière les photos. Nous en sommes tellement abreuvés que nous pourrions croire qu’une image de femmes en maillot de bain qui nous regarde la bouche ouverte est anodine mais ça ne l’est pas. Aujourd’hui je pense même que ces images nourrissent la culture du viol dans laquelle nous vivons et à laquelle les femmes participent sans le savoir.

SheGazes, le nom est donc un pied de nez au male gaze mais peut-il arriver à la femme photographe de porter un male gaze sur le monde ?

Oui bien sûr et puis je suis une fan de musique, j’aimais bien la ressemblance avec le shoegaze.
Beaucoup de femmes photographes reproduisent le male gaze parce que ce sont les images qui nous entourent et ce sont les images que les spectateurs aiment voir. Inversement des hommes photographes peuvent porter un regard féminin sur le monde. Le regard féminin ce n’est pas le regard d’une femme sur le monde, c’est une façon de filmer ou de photographier les femmes sans en faire des objets. C’est regarder avec empathie, comprendre la femme dans sa globalité, adopter son point de vue pour épouser son expérience, ce n’est pas une question de genre.

SheGazes n°3 "Sorcières, Femme et Nature". Photo 1 : Ana Hell. Photo 2 : Pages du n° 3 avec une photo prise par Ana Hell. Photo 3 : Caroline Ruffault. Photo 4 : Pages du n°3 avec deux photos prises par Venelina Preininger.

SheGazes est-il un magazine en autoédition ? Quels sont les défis de cette pratique ?

J’ai mis un peu de sous au début mais depuis les ventes couvrent les frais d’impression. Par contre comme je ne génère pas d’argent, je ne peux pas rémunérer les artistes, c’est le point négatif.

Des courants comme le body positivism tendent à se développer mais la vision du corps des femmes reste tout de même standardisée. Les regards différents sont souvent censurés sur les réseaux sociaux comme c’est le cas de certaines images postées sur l’Instagram de SheGazes. Que penses-tu de ce paradoxe que nous pouvons constater dans notre société ?

C’est frustrant et un peu idiot de censurer une œuvre parce qu’on voit un téton ou parce qu’on verrait trop de chair mais en même temps cela pointe nos limites en tant que société et cela nous invite à agir. Nous sommes toutes et tous plus ou moins enfermés dans des schémas de pensée dictés par la société et notre éducation, l’important c’est d’en prendre conscience et de continuer à se poser des questions.

Photo 1 : Pages de SheGazes n° 1 avec à droite une photo d'Isa Gel et à gauche d'Ethan Covey. Photo 2 : Noortje Palmers. Photo 3 : Chloé Grégoire. Photo 4 : Collage fait par Caroline Ruffault pour SheGazes n° 4 Corps Féminin et Censure.

À ton avis comment la photographie (argentique) donne de la liberté aux femmes photographes ?

La photographie a été depuis le début un média très féminin et pourtant l’histoire n’a reconnu que les hommes. Aujourd’hui on retrouve par exemple l’œuvre de Gerda Taro morte sur la ligne de front. Beaucoup de ses photos de la guerre civile espagnole avaient été injustement attribuées à Robert Capa. Les pionnières de la photographie ont beaucoup contribué à façonner la compréhension collective des droits et des défis des femmes.

Nous pouvons constater le développement du féminisme dans le monde de l’art mais comment penses-tu que nous pourrions aller plus loin pour nous éloigner de l’inégalité de genre dans ce domaine ?

Si l’on prend l’exemple des Guerilla Girls, le groupe d’artistes féminines fondés à New-York en 1985 pour promouvoir la place des femmes et des personnes racisées dans l’art, on se rend bien compte que l’évolution est assez lente. Elles ont commencé dans la rue en réaction à une exposition au MoMA présentant un état des lieux de l’art contemporain et sur les 169 artistes, il y avait seulement 13 femmes. Aujourd’hui les Guerilla Girls sont passées de l’autre côté et l’on peut voir leurs affiches dans les musées. Pour être optimiste, actuellement il y a beaucoup d’initiatives de femmes pour réhabiliter l’œuvre d’artistes féminines qui avaient été invisibilisées et effacées de l’histoire. La prochaine étape c’est de nouveaux livres d’histoire de l’art avec les artistes femmes.

Photo de gauche par Megan Doherty et photo de droite par Tania Franco Klein.

En tant que femme photographe et éditrice, quelle est ton expérience ? As-tu l’impression que le genre a de l’importance ? As-tu des expériences positives ou négatives à partager avec nous ?

Personnellement je n’ai pas vécu d’expériences négatives en tant que photographe. Je remarque juste que l’on a tendance à enfermer les femmes dans des questions de femmes et que sur les autres questions les photographes hommes sont plus entendus.

SheGazes n°5 Growing up female. Photo 1 : Kristen Joy Emack. Photo 2 : Pages du n°5 avec une illustration d'Alisha Sofia. Photo 3 : Pages du n° 5 avec des photos de Françoise Delahaie. Photo 4 : Couverture n°5 par Caroline Ruffault.

Quels sont plus particulièrement les thèmes abordés dans le dernier numéro « Growing up female » ? Quel message souhaites-tu que SheGazes renvoie aux plus jeunes générations d’artistes ?

Grandir en tant que femme, c’est désormais s’approprier son regard. On cherche toujours devant le miroir ce à quoi nous devons ressembler et souvent encore à travers le male gaze mais les femmes sont devenues créatrices d’un regard. On peut apprendre à regarder autrement, l’important c’est de s’interroger pour ne pas reproduire ce que l’on attend de nous. Je pense que les notions de regard féminin et de regard masculin devraient être étudiées à l’école et au collège. Sur les réseaux sociaux les jeunes filles devraient savoir ce qu’un selfie raconte et avoir conscience de la dimension politique de leurs corps et des images.

Pages du SheGazes n°5 Growing up female. Photos de gauche à droite : Agelis Tsotras, Rose May Philippe et Marta Karkosa.

Souhaites-tu partager des actualités ou projets à venir avec nous ? Peut-être le thème du prochain numéro ?

Le regard féminin ce n’est pas seulement regarder les femmes. Pour le prochain numéro j’ai envie d’ouvrir les perspectives, le thème c’est « Regarder le monde ».
Il est assez étrange en ce moment pour avoir plein de regards incroyables !


Nous espérons que cet entretien avec Caroline Ruffault saura vous inspirer. N'hésitez pas à visiter le site et l'Instagram de SheGazes. Pour commander le magazine, rendez-vous sur cette page.

écrit par florinegarcin le 2021-03-08 dans #culture #news #Gens #lomowomen #caroline-ruffault #shegazes

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