Rencontre avec Ambroise Tézenas : Documenter avec une chambre 4x5

1

Nous avons eu l'opportunité de nous entretenir avec le photographe Ambroise Tézenas qui utilise une chambre photographique pour sa pratique documentaire, une technique qu'il a découverte à l'école d’arts appliqués de Vevey pendant ses études et qui l'accompagne depuis. Pour le photographe, "La chambre impose une distance, une lenteur, un cérémonial". Elle lui permet d'explorer différents sujets et questionnements. Pour sa série Paris, il s'est servi des spécificités de la chambre pour vider la capitale de ses habitants avec des longs temps de pose et des filtres, faisant ainsi référence à l'époque des pionniers de la photographie où il était difficile de fixer le monde en mouvement. Ambroise Tézenas a mené des projets documentaires à travers le monde, paysages documentaires et portraits s'entrecroisent dans ses travaux. Il est l'auteur de nombreuses séries comme I was here, Tourisme de la désolation où il explore le phénomène du "dark tourism" ou encore The Indian 66, une réflexion sur les mutations de l'Inde. Nous avons posé quelques questions à Ambroise Tézenas au sujet de sa pratique documentaire et de son utilisation de la chambre 4x5, un appareil impressionnant qui lui permet de se faire passer pour un artiste ou un photographe qui a des autorisations quand il est sur le terrain.

Mumbai, Inde. 2006

Bonjour Ambroise, nous sommes ravis de t'accueillir sur le Magazine Lomography. Pourrais-tu te présenter à nos lecteurs ?

Je suis photographe depuis toujours, (un peu) monomaniaque vous dirait ma femme. Je partage mon temps entre ma famille et mon travail, entre commandes et travaux personnels. Je suis auteur de plusieurs monographies, artiste représenté en galerie, photographe représenté par un agent. Mon travail artistique se nourrit de mes commandes et inversement. Je vis de la photographie depuis 25 ans et j’ai accepté depuis un moment déjà que c’était une source de frustration inépuisable tout en étant plutôt une agréable façon de gagner sa vie. J’ai le rare privilège de faire un métier que j’aime.

Portrait d'Ambroise Tézenas

Depuis combien de temps pratiques-tu la prise de vue à la chambre ? Pourquoi as-tu choisi cette technique ?

J’ai découvert la prise de vue à la chambre à l’école d’arts appliqués de Vevey en 1991. Mon travail de diplôme en 1995 était une série de paysage de bords de mer, j’ai longé la côte atlantique en hiver pendant 3 semaines seul, développant mes Pola 55 le soir au sulfite de sodium dans des chambres d’hôtels. C’est un souvenir fort, un peu fondateur de ma pratique encore aujourd’hui. La photographie a depuis ces années gardé ce pouvoir cathartique.

Qu'est-ce qui te plait le plus dans l'expérience de la chambre ? En quoi est-ce différent de la photographie argentique en formats 35 mm et 120 ?

Chaque format impose une manière particulière de travailler. Photographier c’est se servir d’un outil. Un photographe fait ses gammes, essaye différents formats et à un moment se sent plus proche de l’un ou de l’autre. J’ai beaucoup photographié en 35, en 6x7. La chambre 4x5 impose une lenteur, une certaine façon de regarder. Peut être plus cérébral, moins instinctif. Et la chambre impose une distance, la distance est aussi fondamentale en photographie que la lumière.

Pékin , Chine. 2002

Tu fais principalement de la photographie documentaire, qu'est-ce t'apporte le fait de travailler avec une chambre ?

Je ne suis pas devenu photographe pour être un artiste, mais pour explorer des sujets qui m’intéressent et faire partager mes questionnements. Dans mon travail, la dimension esthétique va de pair avec l’envie de construire une histoire. A 20 ans je voulais être reporter, mes premiers reportages concernent des sujets de société et d’actualité. Puis le déclin progressif du grand reportage – devenu trop onéreux pour des journaux pourtant de plus en plus consommateurs d’images – m’incite à adopter une façon de travailler plus personnelle et plus rigoureuse.

Sichuan Chine. 2009

Pour la mission photographique "France(s) Territoire Liquide", tu as créé ta série "Paris". Peux-tu nous en dire plus sur ces images et pourquoi l'usage de la chambre était primordial ?

Cette mission cherchait à croiser les problématiques du territoire et de la photographie sous la forme d’un laboratoire avec des approches visuelles diverses. Je voulais faire référence aux pionniers avec une chambre grand format et à l'aide de filtres me permettant d’allonger considérablement le temps de pose. Un procédé technique simple mais pas anecdotique car profondément lié à l’histoire même du procédé photographique. Je crois que pour les photographes de ma génération (ndlr: de l'argentique), la question du digital et de sa manipulation est finalement un éternel questionnement, dans l'acte photographique puis dans sa représentation finale.

Paris. 2013

Avec le photographe Frédéric Delangle et le Centre de Premier Accueil Paris-Nord géré par EMMAÜS Solidarité, vous avez récemment développé le projet "Des Sneakers comme Jay Z". Peux-tu nous en dire un peu plus ? Et est-ce que le rapport au sujet est différent quand tu prends des portraits avec une chambre qu'avec un appareil numérique ou argentique ?

Ce projet consistait à faire des portraits de réfugiés, la manière de les solliciter était fondamentale car leur demander de poser n’était pas exactement pour eux une priorité. Il nous fallait expliquer le sens de tout cela.
La chambre impose une distance, une lenteur, un cérémonial. Placer son modèle, regarder dans le dépoli sous un drap noir, prendre la mesure de lumière, faire la netteté, puis charger le film. Ce n’est pas intrusif, pas agressif pour le modèle. Il est spectateur et acteur de ce cérémonial. Nous ne faisions à chaque fois que 2 ou 3 plan films après avoir défini un cadre. En digital, le rapport avec eux aurait été différent.

Ahmad. Série : « Des sneakers comme Jay Z » avec Frédéric Delangle

La chambre demande plus de patience et de rigueur. Quels sont pour toi les défis de cette pratique photo ?

Photographier à la chambre ne fait pas de meilleures photos. Attention à cette forme de snobisme qui prétend parfois le contraire. Dans les écoles, les étudiants revendiquent des travaux faits en argentique comme si on déterrait des procédés anciens. Je me réjouis évidemment de cet engouement pour le film car les fabricants de films et les labos en ont bien besoin mais je me méfie de ces chapelles. Je suis attaché à la chambre et à l’argentique mais je refuse l’idée d’opposer les deux. Une photographie est un tirage.
Oui la chambre demande plus de patience et de rigueur, on est assez loin de l’instant décisif de Cartier Bresson. Il y a un poids à porter, peu d’images possibles par jour et les contraintes du trépied. Il y a aussi un temps propre à la photographie grand format, le temps de la prise de vue, le temps du voyage, le temps du laboratoire. Des images que l’on fait et que l’on ne découvre que plus tard.

La Havane, Cuba. 2008

Aurais-tu une anecdote liée à ta pratique de la chambre à partager avec nous ?

Souvent, la chambre, tout en étant plus visible, rend le photographe plus discret. Quand j’ai commencé mon projet sur la Chine en 2000 sans aucune autorisation, je savais que les photographes étrangers étaient vite repérés. Le premier jour pour sentir le vent, je me suis installé sur Tiananmen, rapidement un attroupement s’est formé autour du voile noir ; quand les policiers sont venus pour arrêter cela tout en me laissant partir, j’ai compris que je pourrai bosser librement. Par la suite, j’ai souvent vécu cela. Un photographe avec une chambre avec une chambre sur l’épaule est soit un artiste, soit un photographe avec autorisation, dans tous les cas on le laisse tranquille.

Gaspésie, Canada. 2016

Quels conseils donnerais-tu aux personnes qui voudraient essayer la chambre pour la première fois ?

Veillez à avoir un trépied parfaitement stable, un seul objectif 120 ou 150.

Des actualités ou des projets à venir dont tu souhaiterais nous parler ?

Les 12 mois qui arrivent je dois finaliser 2 travaux de commandes qui me tiennent vraiment à cœur. D’une part un travail que je mène depuis 3 ans sur l’Hôtel de la Marine à Paris pour le Centre des Monuments Nationaux. Et d’autre part, je poursuis l’Observatoire Photographique du Paysage sur la vallée de la Seine en binôme avec le photographe Jérémie Léon.

Ambroise Tézenas avec sa chambre photographique en Inde.

Nous remercions vivement Ambroise Tézenas d'avoir pris le temps de répondre à nos questions !

Pour en savoir plus sur Ambroise Tézenas, rendez-vous sur son site internet. Vous pouvez également suivre le photographe sur Facebook, Instagram et Tumblr.

Ambroise Tézenas est représenté par la Galerie Melanie Rio Fluency et Talent And Partner.

écrit par florinegarcin le 2020-09-04 dans #équipement #Gens #ambroise-tezenas #chambre-photo

Un commentaire

  1. flamingoid
    flamingoid ·

    Joli travail. Ca donne envie de s'y mettre.

Les articles les plus captivants